9 mois plus tôt…

Le plus grand nombre de suicidaires se jettent sous les trains de la rampe du quai 4 de la voie 11 de la gare Berlin Lichtenberg. Ce sont les données des statistiques allemandes, toujours très scrupuleuses, concernant toutes les gares de Berlin. D’ailleurs, on le remarque quand on est assis sur un banc sur le quai 4, voie 11. Les rails y sont beaucoup plus brillants que ceux des autres quais. Le freinage d’urgence souvent répété, laisse les rails polis pour longtemps. A part cela, les traverses en béton, normalement gris foncé et sales, à quelques endroits sur toute la longueur du quai sont

Tu es J.L., n'est-ce pas???

beaucoup plus claires qu’ailleurs, parfois même presque blanches. Dans ces endroits-là les gens du service d’entretien de la gare ont utilisés des détergents très forts pour laver les taches de sang laissées par les corps des suicidés traînés et déchirés par les trains.

            Lichtenberg est une des stations les plus périphériques de Berlin et sans doute la plus négligée. En s’ôtant la vie à la station Berlin Lichtenberg on a l’impression de laisser dernière soi un monde gris, sale, puant l’urine, avec un crépi écorché, plein de gens pressés, tristes et même désespérés. Il est beaucoup plus facile d’abandonner pour toujours un monde comme celui-là.

            L’entrée avec des marches en pierre sur le quai 11 est la dernière dans le tunnel entre le hall principal où se trouvent les caisses et qui se ferme sur une pièce renfermant les transformateurs. La voie 4 est à l’extrémité de toute la gare. Si, en étant dans le hall principal, on prenait la décision de se suicider en se jetant sous un train, il nous resterait encore le plus longtemps à vivre avant d’arriver jusqu’à la rampe du quai 11, voie 4. C’est pourquoi les suicidaires choisissent presque toujours la voie 4 sur le quai 11.

Sur la rampe de la voie 4 il y a deux bancs couverts de graffiti, taillés aux couteaux et attachés à la fondation en béton avec d’énormes vis. Sur celui qui se trouve plus près de la sortie du tunnel était assis un homme amaigri et puant. Cela faisait des années qu’il vivait dans la rue. Il frissonnait de froid et de peur. Ses pieds étaient tordus d’une façon peu naturelle, il avait les mains dans les poches de sa veste en fibre de nylon, déchirée et tachée, rapiécée par endroits avec du scotch sur lequel il y avait une inscription en lettres bleues : Just do it. Il fumait une cigarette.  A côté de lui sur le banc, il y avait quelques canettes de bière vides et une bouteille de vodka vide. Près du banc, dans un sac en plastique du réseau Aldi, d’où la peinture jaune était déjà passée depuis bien longtemps, il y avait tout son avoir. Un plaid brûlé par endroits, quelques seringues, une boîte pour le tabac, des paquets des feuilles pour rouler les cigarettes, un album avec des photos de l’enterrement de son fils, un ouvre-boîtes,  une boîte d’allumettes,  deux boîtes de Methadon, un livre de Remarque taché de café et de sang, un vieux portefeuille en cuir avec des photos déchirées et recollées ensuite d’une jeune femme, avec son diplôme d’université et un certificat de son dossier judiciaire vierge. Ce soir l’homme avait attaché avec une trombone une lettre et un billet de 100 marks  à l’une des photos de la jeune femme.

            Maintenant, il attendait le train en provenance de la station Berlin ZOO et en direction de Angermunde. 12 minutes après le minuit. Un Express avec une réservation obligatoire avec un wagon de Mitropy près des wagons de la 1ère classe. Ce train ne s’arrête jamais à Berlin Lichtenberg. Il emprunte la voie 4 en roulant à toute vitesse et disparaît dans l’obscurité. Il possède plus de 20 wagons. En été il y en a même plus. L’homme le savait depuis longtemps. Il était déjà venu pour ce train plusieurs fois.

            L’homme avait peur. Mais cette peur d’aujourd’hui était différente. Universelle, généralement connue, nommée et étudiée à fond. Il savait exactement de quoi il avait peur. La pire des peurs qu’on peut éprouver c’est la peur de quelque chose qu’on ne puisse pas nommer. Même les seringues n’aident pas contre la peur sans nom.

            Aujourd’hui il est venu à cette gare pour la dernière fois. Après, il ne sera plus jamais seul. Jamais. Le pire c’est la solitude. En attendant ce train, il était assis sur ce banc, calme, en accord avec lui-même. Presque joyeux.

Sur le deuxième banc, derrière un kiosk avec la presse et les boissons, était assis un autre homme. Il était difficile de dire son âge. Environ 37 ou 40 ans. Bronzé, sentant un bon parfum, il portait une veste en laine noire, un pantalon clair de marque, une chemise déboutonnée couleur olive et une cravate verte. A côté du banc, il avait posé une valise en métal avec des étiquettes des compagnies aériennes. Il alluma un ordinateur, qu’il avait sorti d’un sac en cuir noir, mais il l’enleva presque tout de suite de ses genoux et le posa à côté de lui. L’écran de l’ordinateur scintillait dans l’obscurité. L’aiguille de l’horloge au-dessus du quai dépassa le chiffre 12. Dimanche commençait, le 30 avril. L’homme appuya sa tête sur ses mains. Il ferma les yeux. Il pleura. Le premier homme se leva de son banc. Il saisit son sac en plastique. Il s’assura que la lettre et le billet de 100 mark se trouvaient dans le portefeuille, prit la canette de bière noire et se dirigea vers l’extrémité de la rampe, tout près du sémaphore. Il avait jeté son dévolu sur cet endroit il y avait déjà longtemps. Il dépassa le kiosk avec des boissons et c’est alors qu’il le vit. Il n’attendait voir personne sur le quai 11 après minuit. Il y était toujours seul. Une inquiétude autre que la peur l’envahit. La présence de cet homme contrariait tout son plan. Il ne voulait rencontrer personne en chemin vers le bout de la rampe. Le bout de la rampe… Ce sera vraiment la fin.

            Tout d’un coup il sentit qu’il veut dire au revoir à cet homme. Il s’approcha du banc. Il déplaça l’ordinateur et s’assit près de l’homme.

-          Camarade, boiras-tu une gorgée de bière avec moi ? La dernière gorgée. Boiras-tu ?-demanda-t-il, en touchant sa cuisse et en lui tendant la canette.

 

LUI : Il était minuit passé. Il baissa la tête et sentit qu’il n’arriverait pas à retenir ces larmes. Ça faisait longtemps qu’il ne s’était senti aussi seul. C’était à cause de cet anniversaire. La solitude, en tant que sentiment arrivait rarement à transpercer le rythme fou de son quotidien. On est solitaire que si on en a le temps. Lui, il n’avait pas le temps. Il organisait si soigneusement sa vie pour ne pas avoir le temps. Des projets à Munich et aux EU, l’habilitation et des cours en Pologne, des conférences scientifiques, des publications. Non, dans sa biographie il n’y avait pas ces derniers temps de pauses pour réfléchir sur la solitude, des attendrissements ou des faiblesses comme celle de ce moment-là, là-bas. Là-bas, dans cette gare grise, abandonnée, condamné à l’inaction, il n’avait pas la possibilité de s’occuper de quelque chose d’autre, pour oublier, et la solitude est venue, comme une crise d’asthme. Le fait, qu’il était là-bas et qu’il avait cette pause imprévue n’était qu’une erreur. Une erreur ordinaire, banale, insensée. Comme une faute de frappe. Avant l’atterrissage à Berlin Hagel, il avait vérifié sur le Net l’horaire des trains et il n’avait pas remarqué que les trains en direction de  Varsovie partaient de la station Berlin Lichtenberg seulement les jours ouvrables. Et pourtant, depuis quelques instants samedi était terminé. Il avait même le droit de ne pas le remarquer. Pour lui c’était le matin et il avait derrière lui plus de 10 heures de vol de Seattle, après une semaine de travail sans relâche.

Son anniversaire à minuit à la gare Berlin Lichtenberg. Quelque chose de si absurde. Est-ce qu’il s’était trouvé ici pour accomplir une mission ?! Cet endroit pourrait être un décor parfait pour l’action d’un film, forcement en noir et blanc sur le non-sens, la monotonie et le tourment de la vie. Il était sûr, que dans un moment pareil, Wojaczek[1] aurait écrit son poème le plus sombre.  

            Son anniversaire. Comment était-il venu au monde ? C’était comment? A quel point avait-elle eu mal ? Qu’est-ce qu’elle pensait en ayant eu si mal ? Il ne le lui avait jamais demandé. Mais pourquoi pas au fait? Simplement : « Maman, as-tu eu très mal quand tu accouchais de moi » ?

            Ce jour-là il aurait voulu le savoir, mais quand elle était encore en vie, cela ne lui était jamais venu à l’esprit.

            Maintenant, elle n’est plus là et d’autres non plus. Tous les gens le plus importants, qu’il ait aimées, sont morts. Les parents, Natalia… Il n’avait personne. Personne d’important. Il n’avait que des projets, conférences, délais, argent et de temps en temps la reconnaissance. Mais qui se souvenait de son anniversaire? Pour qui cela avait-il de l’importance ? Qui le remarquerait ? Y a-t-il quelqu’un qui penserait à lui, ce jour-là ? C’était alors que ces lames vinrent et il ne sut pas les retenir.

            Tout à coup, il sentit une bourrade.

-          Camarade… Veux-tu boire une gorgée de bière avec moi ? Une dernière gorgée ? Veux-tu la boire avec moi?-entendit-il une voix enrouée.

Il releva la tête. Dans un visage amaigri, pas rasé, couvert de plaies, une paire d’yeux apeurés, teintés de sang le regardait d’une manière implorante. Dans la main tremblante, tendue vers lui de l’homme assis à côté il y avait une canette de bière. L’homme remarqua ses larmes, s’écarta et dit :

-          Écoute, camarade, moi, je ne veux pas te déranger. Je ne voulais pas, vraiment. Moi non plus, je n’aime pas que quelqu’un m’accoste quand je pleure. Je m’en vais. Il faut être tranquille pour pleurer. Ce n’est qu’alors que ça nous apporte de la joie.

Il ne le laissa pas partir en l’agrippant par sa veste. Il lui prit la canette de la main et dit :

-          Tu ne me déranges pas. Écoute, tu ne sais même pas, à quel point je veux boire avec toi. Depuis quelques minutes c’est mon anniversaire. Ne t’en va pas. Je m’appelle Jakub.

 Et tout d’un coup il fit quelque chose, qui lui sembla en ce moment-là tout à fait naturelle  et à laquelle in ne put pas résister. Il attira l’homme vers lui et le prit dans ses bras. Il appuya la tête contre le bras recouvert de la veste en fibre de nylon déchirée. Il restèrent ainsi quelques instants, en sentant que quelque chose de solennelle leur arrivait en ce moment-là. À un moment, un train perturba le silence, en passant avec un grand bruit à côté du banc sur lequel ils étaient assis, serrés l’un contre l’autre. Alors l’homme se recroquevilla sur lui-même comme un enfant apeuré, se blottit contre lui et dit quelque chose, mais sa voix fût couverte par le bruit des roues du train élancé. Après un instant il sentit une confusion. L’autre dut ressentir la même chose, parce qu’il s’écarta brusquement, il se leva sans mot dire et partit en direction d’escalier menant au tunnel. Il s’arrêta près d’une des poubelles en métal, sortit une feuille de papier de son sac en plastique, la froissa dans sa main et jeta à la poubelle. Après un instant il disparut dans le tunnel.

-          Bon anniversaire, Jakub. – dit-il tout haut, en buvant la dernière gorgée de la canette, que l’autre homme avait posée à côté de l’ordinateur scintillant.

Ce n’était qu’un moment de faiblesse. Une crise d’arythmie cardiaque qui avait passé. Il s’assit tout droit sur le banc. Il mit sa main dans son sac à la recherche de son portable. Il en sortit un journal berlinois, qu’il avait acheté ce matin-là, et retrouva la pub du service de taxi. Il composa le numéro. Il remballa son ordinateur et se dirigea vers le tunnel menant au hall des caisses et à la sortie vers la ville, en traînant derrière lui, sur les flaches de la rampe, sa valise avec un grand fracas.

Comment était-ce déjà ? Comment l’avait-t-il dit ? « Il faut être tranquille pour pleurer. Ce n’est qu’alors que ça nous apporte de la joie… ».

 

ELLE : Cela faisait longtemps qu’aucun homme ne s’était donné autant de mal pour qu’elle se fût sentie de cette manière, qu’elle se fût sentie si attirante et qu’elle eût eu les meilleurs drinks dans son verre.

-Personne ne peut nier que Cendrillon avait eu une enfance exceptionnellement triste. Les chipies de ses demi-sœurs, le travail au-dessus de ses forces et une marâtre terrifiante. En plus, à part le fait qu’elle ait était obligée de s’empoisonner en sortant les cendres du cendrier, elle n’avait même pas de chaîne MTV – dit, en éclatant de rire, un jeune homme assis en face d’elle, auprès du bar.

Il avait quelques années de moins qu’elle. Il n’avait pas plus de 25 ans. Bien fait. Parfaitement élégant. Depuis longtemps elle n’avait pas vu un homme habillé d’une manière si harmonieuse. C’était exactement ça. Harmonieusement. Il était élégant comme ses beaux costumes, cousus sur mesure. Tout ce qu’il portait allait bien ensemble. Son parfum allait bien avec la couleur de sa cravate, la couleur de la cravate allait bien avec la couleur des pierres incrustées dans les boutons de manchette en or de sa chemise d’un bleu impeccable. Les boutons de manchette en or – qui utilise maintenant encore des boutons de manchette comme ceux-là ? – par leur taille et la nuance de couleur d’or elles s’accordaient bien avec sa montre en or, qu’il portait sur le poignet droit. Et la montre s’accordait bien avec le moment de la journée. A ce moment-là, le soir, pour ce rendez-vous avec elle, il mit une élégante montre rectangulaire avec un délicat bracelet en cuir de la même couleur que son costume. Ce matin-là. Pendant la réunion au siège berlinois de leur boîte il portait une Rolex lourde et distinguée. A part cela, ce matin-là, son parfum était aussi différent. Elle le savait précisément, parce qu’elle s’était levée de sa place exprès et s’était penchée exactement au-dessus de sa tête pour attraper une bouteille d’eau minérale, même s’il y en avait tout plein sur le plateau juste devant elle.

Elle l’observa tout l’après-midi. Il s’appelait Jean et il était belge « de la partie absolument française de la Belgique », comme il le soulignait lui-même. Elle ne savait pas en quoi la partie française de la Belgique était tellement différente de la partie flamande, elle supposa alors que venir de la partie française était un plus grand honneur.

Comme il s’avéra plus tard, ce n’était pas seulement par elle, que Jean a été jugé comme la plus grande attraction de ce cirque à Berlin. Ils les avaient fait venir de toute l’Europe dans cette centrale à Berlin, pour leur dire qu’en réalité ils n’avaient rien à dire. Depuis une année elle restait coincée avec son correspondant belge sur un projet, qui ne pouvait pas marcher en Pologne. Les dispositifs, qu’ils voulaient vendre n’allaient pas se vendre sur le marché polonais. Il serait difficile de vendre de la crème solaire aux Eskimos. Même si c’était de la crème de la meilleure qualité.

Elle ne voulait pas du tout y aller et elle avait tout fait, pour refiler ce voyage à quelqu’un d’autre de son service. Avec son mari, elle avait fait des projets d’un voyage dan les Karkonosze avec une petite excursion à Prague. Cela n’avait pas marché. Une recommandation explicite était arrivée de Berlin disant que c’était elle-même qui était attendue à Berlin. En plus, elle était obligée d’y aller en train, vu que pour que son séjour à Berlin fût efficace il fallait qu’elle passât une journée avant la réunion dans la filiale de leur boîte à Poznan.  

En venant ici de Varsovie – ces derniers temps elle détestait prendre le train  - elle avait eu beaucoup de temps pour préparer une stratégie, qui lui aurait permis de dissuader la centrale de réaliser ce projet. Cependant Jean, ce belge avec des boutons de manchettes se mariant probablement bien même avec le temps dehors,  avait persuadé tout le monde que « le marché polonais ne sait pas encore lui-même qu’il a besoin de ses dispositifs » et que lui, il avait « une idée génialement simple, pour que le marché polonais l’apprenne ». Ensuite il avait parlé durant une heure, avec des diapositives colorées et choyées dans le fond, de son « idée génialement simple ».

Non seulement, elle-même elle aurait pu le résumer en un quart d’heure et dans un meilleur anglais de surcroît, mais en plus, rien – à part la carte de la Pologne – sur ses diapositives ne correspondait à la réalité. Mais ceci n’avait impressionné personne, à part elle-même. Il était clair, que la directrice de Berlin avait pris sa décision déjà avant la présentation. Elle aussi, elle avait pris sa décision avant la présentation. Le problème, c’était que c’étaient deux décisions totalement opposées. Mais comment la directrice aurait-t-elle pu être d’accord avec elle ? Est-ce que quelqu’un d’aussi bien fait, parlant anglais avec un accent français si charmant aurait pu se tromper ? La directrice regardait le belge racontant des absurdités sur le fond des chimères colorées, comme on regarde un homme bien fait qui, dans un instant, allait commencer à se déshabiller. Un cas grave de la ménopause. Et bien, d’après la directrice, la tentation valait sûrement l’argent des actionnaires. Après tout, on pouvait toujours convaincre les Eskimos qu’ils bronzent aussi pendant la longue nuit polaire. A cause du rayonnement cosmique. Et que les crèmes leurs seraient certainement utiles.

Sa présentation à elle, avait lieu après celle de Jean. La directrice n’avait même pas attendu la fin. Elle était sortie, demandée au téléphone par sa secrétaire. De cette manière, tout le monde avait compris, que ce n’était pas la peine de l’écouter. Comme obéissant à un commandement  ils s’étaient tous penchés sur les claviers de leurs laptops et se sont concentrés sur l’Internet. En fait, elle aurait pu réciter des poèmes ou raconter des blagues en polonais – ils ne l’auraient de toute manière pas remarqué. Il n’y avait que le belge qui, une fois sa présentation terminée, s’était approché d’elle et dit avec son sourire désarmant :

- Vous êtes l’ingénieur le plus charmant que je connaisse. Même si vous avez tort, j’écoutais ce que vous disiez avec la plus grande attention et  le souffle coupé.

Quand elle avait mis sa main dans son sac pour lui montrer ses calculs, il avait ajouté :

- Pourriez-vous me convaincre de vos arguments ce soir dans le bar de notre hôtel ? Disons, vers 22 heures ?

Elle avait accepté sans hésitation. Elle n’avait même pas essayé de compliquer quoique ce soit avec de petits mensonges inventés sur place sur ses obligations multiples ce soir-là. Toutes les occupations officielles, prévues pour la soirée avaient déjà eu lieu. Son train pour Varsovie partait le lendemain, vers midi. A part cela, elle voulait être au moins une fois toute seule avec ce belge, sans la présence de la directrice berlinoise.

            En ce moment-là, dans ce bar de l’hôtel, elle se réjouissait que ce matin elle n’eût protesté pas trop véhémentement contre ce projet. Le belge était vraiment charmant. Il paraissait qu’il venait souvent dans cet hôtel. Il parlait au barman en français – la chaîne d’hôtels « Mercure », où leur boîte réservait traditionnellement des chambres pour eux, appartient aux Français, alors le personnel parle français – et on avait l’impression qu’ils étaient amis.

            Actuellement, comme le projet avait été prolongé pour l’année prochaine, elle aurait l’occasion de le rencontrer beaucoup plus souvent. Il lui plaisait. Elle y réfléchissait, on le regardant, quand il commandait un autre drink. Lorsque le barman apporta leurs verres remplis de boissons de couleurs de pastel inouïs et de noms français exotiques, le Belge approcha son visage du sien.

-          Cela fait longtemps que je ne commençais un dimanche avec quelqu’un d’aussi charmant. Minuit est passé. Nous sommes le 30 avril – dit-il. Ensuite il cogna doucement son verre contre sa main et il toucha délicatement ses cheveux de ses lèvres.

C’était électrisant. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait plus ressenti cette curiosité de savoir ce qui’il allait se passer ensuite. Est-ce qu’elle devait lui permettre de prendre ses cheveux dans sa bouche ? Est-ce qu’elle avait le droit de ressentir cette curiosité ? Qu’est-ce qu’elle voudrait, en réalité, qu’il se passât ensuite ? Elle, la femme d’un mari très présentable, que toutes les copines lui enviaient. Jusqu’où pourrait-elle aller pour ressentir quelque chose de plus que ce frisson, oublié il y avait longtemps, lorsqu’un homme embrassait à nouveau ses cheveux, en fermant ses yeux ? Son mari n’embrassait plus ses cheveux depuis longtemps et il est si… si monstrueusement prévisible.

            Ces derniers temps, elle y pensait  très souvent. Avec de l’inquiétude. Ce n’était pas que tout était devenu une habitude.  Ce n’était pas allé jusque là. Mais cette propulsion avait disparu. Elle s’était dispersée quelque part dans le quotidien. Tout était devenu tiède. Et seulement de tems en temps se réchauffait un peu, pour un moment. Les premières nuits, après son retour à lui, ou à elle d’un long voyage, après des larmes et des disputes qu’ils décidaient terminer au lit, après de l’alcool ou des feuilles odorantes fumées lors des réceptions, pendant les congés dans des lits étrangers, sur des sols étrangers, près des murs étrangers ou dans des voitures étrangères.

            Il y avait toujours cela. Disons, de temps en temps. Mais sans cette sauvagerie. Sans cette tantra mystique du début. Sans cet inassouvissement.  Sans cette faim, qui faisait que, rien, qu’on y pensant le sang descendait comme affolé en bas et elle commençait à mouiller comme sur commande. Non ! Il n’y avait plus de cela depuis longtemps. Ni après le vin, ni après les feuilles, ni même sur ce parking à côté de l’autoroute sur lequel il est allé, lorsque, en rentrant une nuit d’une réception, et s’en fichant du fait, qu’ils roulaient terriblement vite, elle a mis – elle ne savait pas ce qui lui a pris sous l’influence de la musique à la radio – sa tête au-dessous de ses mains sur le volant et a commencé à défaire sa ceinture.

            C’était probablement à cause de cette accessibilité. Tout était à la portée de la main. Il ne fallait rien solliciter. On connaissait chaque cheveu de l’autre, chaque odeur possible, chaque goût de la peau, aussi bien humide que sèche. On connaissait tous les recoins de ses corps, prévoyait toutes les réactions, on avait déjà entendu tous les soupirs et cru, il y avait déjà longtemps, toutes les déclarations. Certaines étaient répétées de temps en temps. Mais elles n’impressionnaient plus. Elles faisaient tout simplement partie du scénario.

            Ces derniers temps, elle avait l’impression que le sexe avec elle a, pour son mari, ambiance – comment cela avait pu lui venir à l’esprit ?! – d’une messe catholique. Tout simplement, on y va, on ne pense à rien, et on est tranquille pour la semaine.

            Cela se passe peut-être comme ça chez tout le monde ? Est-ce qu’on peut désirer quelqu’un follement si on le connaît depuis plus de 10 ans et si on l’avait vu crier, vomir, ronfler, uriner et laisser derrière lui la cuvette des W.-C. sale ?

            Et si ce n’était pas important ? Peut-être que c’était nécessaire seulement au début ?  Peut-être ce qui est le plus important ce n’est pas le désir d’aller avec quelqu’un au lit, mais de se lever le lendemain matin et de se faire du thé l’un à l’autre ?

-          Ai-je fait quelque chose de mal ? – C’était Jean qui la tira de ses réflexions.

-          Je ne sais pas encore. – répondit elle avec un sourire forcé. – Je m’excuse pour un instant. Je reviens tout de suite.

Aux toilettes elle sortit son rouge à lèvres de son sac. En regardant son reflet dans le miroir, elle se dit :

-          Tu as une longue route devant toi, demain.

Elle commença à maquiller ses lèvres.

-          Et tu as aussi un mari. – rajouta-t-elle, en menaçant son reflet avec son doigt.

Elle sortit des toilettes. En passant devant la réception, elle entendit un homme, qui lui tournait le dos, épeler son nom :

J-a-k-u-b

Elle ne ressentait plus la curiosité de savoir, ce qui « allait arriver après ». Son mari lui manquait. Elle alla au bar, s’approcha de l’homme qui l’y attendait. Elle se souleva sur la pointe des pieds et l’embrassa sur la joue.

-          Vous n’avez rien fait de mal. Bien au contraire.

Elle sortit sa carte de visite de son sac et pressa le côté vide contre ses lèvres brillantes de rouge à lèvres, qu’elle venait de mettre. Elle posa la carte sur le comptoir, à côté de son verre qu’elle n’avait pas terminé.

-          Bonne nuit. – dit-elle doucement.

 

LUI : Le chauffeur de taxi, qui était venu le chercher à la station déserte de Berlin Lichtenberg, était polonais. Apparemment 30% des chauffeurs de taxi berlinois sont polonais.

-          Conduisez-moi dans un hôtel, où il y a un bar, qui ne se trouve pas loin de la station Berlin ZOO et qui est cher.

-          Ce n’est pas difficile dans cette ville. – dit le chauffeur en éclatant de rire.

Il régla les formalités à l’hôtel. Avant de quitter la réception, il demanda :

- Auriez-vous l’obligeance de me réveiller une heure et demie avant le départ du premier train de la station Berlin ZOO en direction de Varsovie ?

            Le jeune réceptionniste leva la tête des documents et le fixa sans comprendre.

-          Comment cela ? Une heure et demie ?  Quel train ? Ça veut dire à quelle heure ?

Il répondit calmement :

-          Voyez-vous, moi-même je ne le sais pas exactement. Mais vous vous adressez à vos clients d’une manière si attendrissante dans votre pub - il indiqua un prospectus tout en couleurs, posé à côté de son passeport – en disant que Mercure ce n’est pas seulement un toit, où s’abriter en toute sécurité durant un voyage. Mercure c’est aussi le voyage, lui-même. Je vous demande alors de téléphoner à la gare, de vérifier à quelle heure part le train pour Varsovie et de me réveiller exactement quatre-vingt-dix minutes avant son départ. Je vous serai aussi reconnaissant de me commander un taxi. Je veux partir à la gare une heure avant le départ du train.

-          Oui, bien sûr… - répondit le réceptionniste confus.

-          Vous permettrez que je n’aille pas encore dans ma chambre et que je laisse mon bagage à la réception. Maintenant, je voudrais dépenser beaucoup d’argent dans le bar de votre hôtel. Vous veillerez à ce que, pendant ce temps, mon bagage soit en sécurité, n’est-ce pas ?

Sans attendre la réponse, il posa le sac en cuir avec son laptop dedans, sur la valise et il partit en direction de la porte, de derrière laquelle on entendait de la musique.

Dans la salle, remplie de bruit des voix, on entendait une musique calme venant des enceintes sphériques suspendues  sous le plafond. Natalie Cole chantait l’amour. Il regarda autour. Il y avait un seul tabouret libre près d’un bar elliptique. Quand il s’approcha et il vit un verre à moitié plein, il était déçu. Il voulait partir, croyant, que la place était prise. A ce moment-là, un jeune homme assis sur un tabouret à côté, se retourna et dit en anglais :

-          Cette place est malheureusement libre. Vous pouvez vous asseoir si vous le voulez. – Et, en le regardant avec un sourire, il ajouta : - C’est une bonne place. Le barman vient ici très souvent.

Il s’installa et sentit tout de suite l’odeur d’un parfum subtil. Lancôme ? Biagiotti ? Il ferma les yeux. On aurait dit quand même Biagiotti.

Les parfums le fascinaient depuis longtemps. Ils sont comme un message, qu’on veut faire passer. Sans avoir recours à une langue. On peut être sourd-muet, on peut venir d’une autre civilisation, et de toute manière on comprend ce message. Dans le parfum, il y a un élément irrationnel, un secret. Channel N°5, L’Air du Temps ou Poème sont comme un poème, qu’on porte sur soi. Il y en a, qui sont si incorrigiblement sexy. Ils forcent à tourner la tête, où même à suivre la femme qui l’utilise. Il se rappelait, quand, il y avait 2 ans, il visitait le Prado. À un moment donné, une femme passa à côté de lui et il s’était retrouvé entouré d’une odeur mystique. Il avait oublié El Greco, Goya et les autres. Il avait suivi cette femme. A ce moment-là il pensa qu’il aurait voulu suivre la femme qui avait été assise là et qui avait laissé ce parfum.

            Il se pencha et appuya ses coudes sur le bar en voulant attirer l’attention du barman, qui prétendument venait souvent à cette place. Il remarqua alors une carte de visite posée à côté du verre. Une empreinte de lèvres empreinte sur le carton blanc. La lèvre inférieure visiblement plus large, l’arc de la supérieure bien décidé. Des lèvres magnifiques. Natalie avait des lèvres de ce style. Il approcha la carte de visite de son nez. C’était certainement Biagiotti ! Elle devait appartenir à la femme qui avait été assise ici il y avait quelques minutes. Il décida de vérifier à qui elle appartenait. Il retournait la carte de visite, lorsqu’il entendit :

-          Excusez-moi, Monsieur, mais cette carte de visite m’a été destinée, à moi.

-          Mais certainement. Je voulais justement vous le demander – mentit-il, en lui passant la carte.

Il était en retard. Il ne saura jamais à qui elle appartenait. L’homme la prit, la mit dans la poche de sa veste, laissa sur la soucoupe de sa tasse de café un pourboire pour le barman et partit sans un mot.

-          Une bouteille de proseco bien frais. Et un cigare. Le plus cher que vous avez, s’il vous plaît. - dit-il au barman.

Sa mère aussi avait des lèvres comme celles-ci. Mais tout chez sa mère était magnifique.

Cette journée qui venait de se terminer et ces quelques heures appartenaient dans un certain sens à sa mère. Et ce n’était pas du tout parce que le jour de son anniversaire il réfléchissait sur le moment de son accouchement.

Il était venu la veille au matin à Berlin en provenance de Seattle seulement pour voir enfin, où était née sa mère. Sa biographie l’intéressait, ces derniers temps, comme un roman, dans quelques chapitres duquel il avait pris part. Il voulait absolument en connaître les premiers chapitres.

Elle était née pas loin de la gare Berlin Lichtenberg, dans un hôpital géré par les bonnes sœurs Samaritaines. Le grand-père avait emmené sa femme au bout du rouleau à Berlin, dans l’espoir d’y trouver une vie meilleure. Comment on appelle cela de nos jours ? Un immigré économique. Oui. C’est exactement cela. Une semaine après l’arrivée à Berlin sa grand-mère avait accouché de sa mère. À l’hôpital des Samaritaines. Il n’y avait que là où on amenait les femmes en train d’accoucher directement de la rue. Celles qui n’avaient pas d’argent. Il y était allé hier, pour voir le bâtiment. Il y a, maintenant, un théâtre expérimental turque.

Après 3 mois ils étaient revenus en Pologne. Ils ne pouvaient pas vivre en Allemagne. Mais ce n’était pas grave que ce ne fût que 3 mois. Dans l’acte de naissance de sa mère il y avait cette annotation historique : lieu de naissance – Berlin. De cette manière si simple sa mère était devenue une Allemande. C’était grâce à cela, qu’il avait maintenant un passeport allemand et il pouvait aller à Seattle sans visa. Mais de toute manière en se déplaçant, il emmenait toujours les deux passeports. Une fois il avait oublié le passeport polonais il s’était senti comme un sans pays.

Car lui, il ne pouvait être qu’un Polonais.

Le serveur apporta la bouteille bleue de proseco, un tube argenté avec le cigare cubain et une petite guillotine. Le serveur ouvrait la bouteille, pendant qu’il allumait son cigare. Il but le premier verre d’un trait. Le cigare était parfait. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas fumé un cigare aussi bon. Autrefois, à Dublin. Il y avait des années.  

Il n’arrivait pas à s’arrêter de penser à cette promenade de la veille à travers le passé de sa mère. Mais son caractère allemand ce n’était pas seulement l’hôpital des Samaritaines dans le Berlin d’avant guerre et non seulement cette note dans son acte de naissance. C’était plus compliqué. Comme sa biographie.

Lui, il était né un 30 avril comme le troisième enfant du troisième mari de sa mère. C’est la Saint-Jakub. Tout le monde pense que c’est la raison pour laquelle il s’appelle Jakub. Mais ce n’est pas le cas. C’était le deuxième prénom du deuxième mari de sa mère. Un artiste polonais qui, en 1944, était devenu allemand, pour la seule et unique raison, qu’il était né 12 km trop loin à l’Ouest et qu’à Stalingrad il fallait remplir les tranchées. À cette époque-là les vraiment vrais allemands arrivaient à faire des moins vrais allemands de tous. Evidement, toute de suite après il en faisaient des soldats. Tout le monde devenait alors des soldats. Les boiteux, les malades psychiques, les tuberculeux. Tous pouvaient et  tous devaient être pendant ces jours-là des soldats. Le deuxième mari de sa mère ne le savait pas. Il n’imaginait pas de jour et de nuit sans sa mère. Pour cette raison, avant la date de la commission médicale, il avait fait exprès de beaucoup transpirer et ensuite il avait couru la nuit dans la neige dans un parc – il avait espéré d’attraper la tuberculose. Il l’avait eu. Mais, de toute manière, on l’avait emmené dans les tranchées.

            Après la guerre, ils ne s’étaient jamais retrouvés. Même leur grand amour ne les avait pas aidé. Quand elle s’en était sortie, de sa nostalgie, et elle avait fini par croire que la guerre lui avait repris son artiste, et que ça devait rester comme ça, son père, à lui, était apparu dans sa vie. Amaigri, beau à en mourir, un Polonais à 100% après Stutthof. Elle, avec sa nationalité allemande, lui, après 3 années de camp. Son père ne l’avait jamais laissé sentir qu’il haïssait les allemands. Même s’il les haïssait. Il serait curieux de savoir, s’il lui aurait pardonnait le fait qu’il habitait maintenant en Allemagne.

Ses parents constituaient un exemple que toutes ces divisions polaco-allemandes n’étaient qu’une convention des historiens, qui avaient réussi à convaincre des nations entières. D’ailleurs l’histoire entière n’est qu’une convention. Concernant surtout une tromperie commune. On s’était mis d’accord que ce serait cette tromperie et pas une autre qui sera enseignée à l’école.

            Il était de nouveau triste. Il y en avait assez, de la tristesse, pour ce jour-là. C’était tout de même son anniversaire. Il sortit la bouteille du petit sceau argenté rempli de glace. Il se versa un autre verre. Ce jour-là, il allait à la maison.

 

ELLE : Toutes les places dans les wagons de première classe avaient été vendues. Elle avait fait une erreur de ne pas acheter une réservation encore à Varsovie. La caissière à la station Berlin ZOO dit :

-          Je n’ai que quelques places dans la deuxième classe. Toutes se trouvent dans les compartiments pour les fumeurs. Vous en voulez une ?

La perspective de passer plusieurs heures de train dans une cage enfumée la terrifiait. Mais qu’est-ce qu’elle pouvait faire ?

Elle s’assit près de la fenêtre. Dans le sens de la route. Elle était seule dans le compartiment. Le train ne devait partir que dans une demi-heure. Elle sortit un livre et un classeur avec les documents de la rencontre berlinoise de son sac. Les lunettes. Une bouteille d’eau minérale. Son portable. Un lecteur de C.D., des disques, des piles de rechange. Elle ôta ses chaussures et défit 2 boutons à sa jupe.

            Le compartiment se remplissait peu à peu. Les haut-parleurs avaient déjà annoncé le départ du train, mais une place dans le compartiment restait vide. Le train partait déjà, quand, soudainement, la porte du compartiment s’ouvrit. Elle souleva la tête et leurs yeux se rencontrèrent. Elle soutint ce regard. C’était lui, qui baissa la tête. Il avait alors un peu l’air d’un petit garçon intimidé. Il plaça sa valise sur le porte-bagages sous le plafond. Il sortit un ordinateur d’un sac en cuir. Il prit la place libre à côté de la porte. Elle avait l’impression qu’il la regardait. Elle glissa les pieds dans ses chaussures. Elle se demandait s’il voyait les boutons déboutonnés de sa jupe.

            Un instant plus tard il se leva. Il sortit de son sac une canette de Coca diététique et 3 magasins colorés : « Spiegel », « Playboy » et « Wprost ». Il les mit sur ses genoux. Elle ne savait pas pourquoi, mais le fait qu’il fût polonais, la réjouit.

            Il enleva sa veste. Il retroussa les manches de sa chemise gris foncé. Il était bronzé. Ses cheveux étaient tellement ébouriffés qu’on aurait dit qu’il était venu dans ce compartiment directement de son lit. Il n’était pas rasé. Sa chemise était déboutonnée. Il n’était pas jeune, mais juvénile. À partir du moment où il était arrivé, elle espérait que personne n’allumerait une cigarette. En entrant, il avait rempli le compartiment de l’odeur de son eau de toilette. Elle voulait sentir cette odeur le plus longtemps possible.

            Elle le regardait à la dérobée de derrière ses lunettes. Il commença à lire. Elle aussi, elle revint à son livre. À un moment donné, elle ressentit de l’inquiétude. Elle leva la tête. Il la dévisageait. Ses yeux verdâtres étaient tristes et fatigués. Avec les doigts de sa main droite il touchait ses lèvres et il la fixait d’un œil pénétrant. Tout d’un coup elle ressentit une chaleur bizarre. Elle lui sourit.

            Il mit de côté les magasins et il prit son ordinateur. Les passagers dans le compartiment le regardaient avec de la curiosité. Il sortit un portable de la poche de sa veste, ensuite il se pencha en avant et il le brancha à une prise spéciale dans la partie arrière de l’ordinateur. Peut-être tout le monde dans le compartiment ne comprenait pas ce qu’il avait l’intention de faire, mais elle, elle savait qu’il allait se connecter sur l’Internet.

            Pendant un court moment, elle pensait que ce qu’il faisait ici, dans ce train, juste après le départ de Berlin, était prétentieux et ostentatoire, mais quand elle l’observait, fixant avec une telle attention l’écran de l’ordinateur, elle pensa que c’était…

Qu’il n’était pas prétentieux et ostentatoire.

Elle mit la main sous son chemisier et ferma discrètement les boutons de sa jupe. Elle remit de l’ordre dans sa coiffure et se redressa sur son siège.

 

LUI : Si on peut compter sur quelqu’un en Allemagne ce sont seulement les femmes de ménage croates.

Evidemment personne ne l’avait réveillé à quatre-vingt-dix minutes avant le départ du train pour Varsovie. Il n’y avait même personne à qui il aurait pu dire que c’était absolument scandaleux dans un hôtel à 300 dollars la nuit. Le réceptionniste de nuit n’était plus derrière son comptoir depuis longtemps et une blonde qui l’avait remplacé n’avait pas l’air de savoir où se trouve Varsovie sur une carte.

C’était une femme de ménage qui l’avait réveillé en entrant dans sa chambre qu’elle croyait vide. Elle était entrée pour la nettoyer pendant que lui, il dormait encore. Il ne savait pas à quelle heure partait le train pour Varsovie, mais quand il avait regardé sa montre et avait vu qu’il était 10h55, il avait senti qu’il n’avait plus beaucoup de temps.

            Il n’avait plus fait attention que la femme de ménage était toujours là. Il avait sauté tout nu du lit, crié : « Putain de merde ! » et commencé à s’habiller dans un empressement fou. Etant donné que la femme de ménage venait de la Croatie, elle avait parfaitement bien compris le « Putain de merde » et pendant qu’il jetait n’importe comment tout ce qui se trouvait dans la salle de bain dans sa trousse de toilette, elle mettait dans sa valise tout ce qui se trouvait sur la table de nuit et près de la télé. Après quelques minutes il partit en courant de la chambre. Dans le premier mouvement il avait couru à la réception, mais l’autre réceptionniste n’était heureusement plus là. Quand il s’était rendu compte que la blonde à la réception n’était absolument au courant de rien, il n’avait même pas payé. Ils avaient le numéro de sa carte de crédit. A part cela, il pouvait toujours se connecter à l’Internet et payer dans le train. La carte American Express, que sa boîte lui avait donnée, le permettait.

Devant l’hôtel il y avait une rangée de taxis. Le chauffeur s’était accommodé à la situation : ils étaient arrivés à la gare en 10 minutes. Il n’avait pas acheté de billet. Il avait accouru sur le quai et monta dans le wagon juste en face de la sortie du tunnel. Il avait réussi. Le train avait démarré. Il ouvrit la porte du premier compartiment venu.

Elle était assise à côté de la fenêtre. Avec un livre sur les genoux. Elle avait les lèvres comme celles empreintes sur la carte de visite. Les cheveux attachés derrière. Un front haut. Elle était très belle.

Il prit la seule place libre dans ce compartiment. Il n’avait évidemment pas de réservation. Peu importe. Il résoudrait ce problème au moment de l’arrivée du contrôleur. De toute manière, de la fiche collée sur la porte du compartiment résultait que cette place était réservée seulement à partir de Francfort sur Oder.

Il sortit les journaux. Le kiosk à l’hôtel vendait aussi de la presse polonaise ! A côté des journaux français, américains, anglais et italiens. « Wyborcza » accessible tous les jours comme « Paris Soir » dans un kiosk de l’hôtel est mille fois plus importante que toutes ces déclarations sur «la disposition de la Pologne à entrer dans l’Europe ».

A un moment donné il ne pouvait pas se retenir. Il leva la tête et commença à la dévisager. A part le rouge à lèvres elle n’avait pas de maquillage. Elle lisait, en touchant tout le temps son oreille. Ses mains étaient fascinantes. Quand elle tournait les pages, on avait l’impression qu’elle les effleurait seulement.

Elle leva la tête et lui envoya un sourire. Cette fois si il n’était plus intimidé. Il lui répondit aussi par un sourire.

Il n’avait plus envie de lire. Il brancha son portable à son ordinateur et mis en marche le programme du courrier électronique. Il passa lentement toute la procédure de l’identification. Le modem dans un téléphone portable est probablement le modem le plus lent qu’il existe. Il se posait souvent la question pourquoi. Il le vérifierait dès qu’il serait rentré à Munich.

Dans sa boîte aux lettres de l’ordinateur de l’Institut à Munich il n’y avait qu’un seul e-mail. Dans l’adresse il y avait le nom de la filiale d’une banque en Angleterre.

Encore une pub – pensa-t-il.

Il voulait tout de suite l’effacer, mais son attention fut attirée par la première partie de l’adresse : Jennifer@. Dans ses souvenirs, ce prénom-là sonnait comme de la musique. Il décida de le lire.

 

Camberley, Surrey, Angleterre, le 29 avril

Tu es J.L., n’est-ce pas ???!!!

Ceci résulte de ta page d’internet. J’y ai passé toute cette matinée dans mon bureau à la banque. Au lieu d’entrer sur la page de la Bourse de Londres et de travailler, pour quoi je suis d’ailleurs pas mal payée, j’ai lu chaque mot de ta page. Ensuite, j’ai pris un taxi et je suis allée à la librairie au centre de Camberley, pour acheter un dictionnaire polonais-anglais. J’ai pris le plus grand qu’ils avaient. Je voulais comprendre aussi tous ces fragments que tu as publiés sur cette page en polonais. Je ne comprenais pas tout, mais je comprenais son climat. Ce climat, il n’y avait que L.J., qui savait le créer, alors je crois que c’est vraiment toi.

Après mon travail, je suis allée à mon bar préféré, le « Club 54 » aux alentours de la gare et je me suis grisée. Je suis à jeun depuis 4 jours, parce que 2 fois par an « je me purifie » en jeûnant durant une semaine. Sais-tu qu’une fois que tu auras enduré les 3 premiers jours de jeun absolu, tu entres dans un état spécifique de transe ? Ton organisme ne doit rien digérer. Alors seulement tu remarques ce que te vole le processus de digestion. Tout d’un coup, tu as tant d’énergie. Tu vis, comme si tu étais légèrement ivre. Tu es créatif, excité, tous tes sens sont extraordinairement amplifiés et aiguisés. Ta perception est comme une éponge sèche, prête à absorber tout ce qui se trouve à sa proximité. Alors, on écrit apparemment de beaux poèmes, on invente des théories scientifiques spectaculairement révolutionnaires, on sculpte ou on peint d’une manière provocatrice et avant-gardiste, et aussi on achète avec un succès exceptionnel à la Bourse. Cette dernière chose, je peux la confirmer avec certitude. A part cela Bach « en manque » est… comment il est… C’est comme s’il était joué par Mozart en personne.

Mais on obtient cet état seulement après avoir traversé « en souffrances » les 2 ou 3 premiers jours de jeun. Ces 2 ou 3 jours, c’est la lutte incessante avec la faim. Moi, je me réveille même la nuit poussée par la faim. Mais j’ai surmonté tout cela et ce matin, je commençais à sentir « la griserie de la non-digestion ». Et c’est dans cet état d’esprit que je suis tombée sur ta page. Il ne pouvait pas y avoir de meilleur moment.

Et tout le reste est devenu d’un seul coup peu important.

En fait, je n’ai pas vraiment interrompu mon jeun. Je n’ai rien mangé dans ce bar. J’ai seulement bu. Essentiellement aux souvenirs. Ne bois jamais – même s’il s’agit d’une bloody mary aussi bonne que celle servie au « Club 54 », et tu as de plus beaux souvenirs – le 4ième jour de jeun. Mange quelque chose avant.

Après je suis rentrée à la maison et j’ai écrit cet e-mail. Il est comme une page d’un journal d’une femme affamée (3 jours sans manger),  ivre (2 bloody marys et 4 guinness) et avec un passé (12 années de biographie).

C’est pourquoi je te demande de le prendre avec tout ton sérieux.

Avant Scriptum : « L’île » dans ce texte – au cas où tu l’aurais oublié – c’est mon île Wight. Une toute petite tache sur la carte entre la France et l’Angleterre dans la Manche. Là où je suis née.

 

Cher J.L.,

Sais-tu que j’ai écrit cette lettre au minimum 1000 fois ?

Je l’écrivais dans mes pensées, je l’écrivais sur le sable de la plage, je l’écrivais sur le meilleur papier qu’on peut acheter au Royaume Uni, je me l’écrivais avec un stylo sur la cuisse. Je l’écrivais sur les couvertures des disques avec la musique de Chopin.

Je l’ai écrite tant de fois…

Je ne l’ai jamais envoyée. Pendant les derniers 12 ans – parce que c’était il y a presque exactement 12 ans – je ne LUI ai envoyé aucune des 1000 lettres.

Car ce n’est pas du tout une lettre pour toi. C’est une lettre pour L.Jot. Parce que moi, j’ai renversé ses initiales, je les ai unies et je l’ai appelé Eljot[2].

Toi, tu es en réalité J.L. mais tu le connais. Tu le connais probablement mieux que personne. Promets-moi que tu lui raconteras ce que j’ai écrit. Tu lui raconteras ?

Car Eljot devait être comme l’entracte entre le premier et le deuxième acte d’un opéra. Moi, je bois alors le meilleur champagne qu’ils ont au bar. Si je ne peux pas me le permettre, je reste à la maison et j’écoute mes disques. Il devait être comme ce champagne. Seulement pour l’entracte. Il devait monter à la tête. Il devait plaire et provoquer cette légère griserie pour l’acte suivant. Pour que la musique soit encore plus belle.

Eljot était comme ça. Comme le meilleur et le plus cher des champagnes au bar. Il m’a étourdie. Après, il devait y avoir encore une deuxième pause. Et ensuite le concert devait se terminer. Et le champagne aussi. Mais ce n’était pas le cas. Pour la première fois de ma vie, ce que j’ai retenue le mieux de tout l’opéra, c’était la pause entre le premier et le deuxième acte.  En réalité, cette pause n’a jamais pris fin. Je m’en suis rendue compte ce matin dans ce club. Particulièrement grâce à mes sens exceptionnellement aiguisés par le 4ième jour de jeun et le 4ième verre de Guinness.

J’ai passé avec lui 88 jours et 16 heures de ma vie. Aucun autre homme n’a eu si peu de temps et ne m’a donné autant. Il y en avait un avec lequel j’ai passé 6 mois et il ne savait pas me donner ce que j’avais avec Eliot après 6 heures. J’ai été avec lui parce que je croyais que « ses 6 heures » viendraient encore. J’ai attendu. Mais elles ne sont jamais venues. Un jour, pendant une dispute insensée il a commencé à crier :

-          Mais qu’est-ce que c’est, qu’est-ce qu’il t’a donc donné ce putain de polonais, qui ne t’a rien laissé derrière lui ? Même pas une putain de photo. – Et quand il a ajouté triomphalement : - Est-ce qu’au moins il savait ce que c’est, un appareil photo ? – j’ai mis sa valise à moitié vide, avec laquelle il avait emménagé chez moi, derrière la porte.

 

Alors que m’a-t-il donné ce putain de polonais ? Quoi ?

Il m’a donné par exemple cet optimisme. Il ne parlait jamais de la tristesse, et je savais qu’il avait vécu la tristesse définitive. Il contaminait par son optimisme. Chez lui la pluie était juste une courte phase avant l’arrivée du soleil. Tous ceux qui ont vécu à Dublin, savent que cette manière de penser est l’exemple d’un optimisme total. C’est auprès de lui que j’ai remarqué qu’on peut porter des vêtements qui ne sont pas noirs. C’est auprès de lui que j’ai fini par croire que mon père aime ma mère, sans savoir le lui montrer. C’est ce que ma mère n’a jamais cru. Sa psychothérapeute non plus.

Il m’a donné par exemple ce sentiment que tu éprouves quand il te semble que dans un instant tu deviendras folle de désir. Et tu sais en même temps que ce désir sera certainement assouvi. Il savait me raconter une fable sur chaque partie de mon corps. Je crois qu’il n’en avait pas une qu’il n’aurait pas touchée ou goûtée. S’il avait eu le temps, il aurait embrassé chaque cheveu de ma tête. L’un après l’autre. Auprès de lui je voulais toujours me déshabiller encore plus. J’avais le sentiment, que je ne me sentirais vraiment nue, que si mon gynécologue m’enlevait mon stérilet.

Il n’a jamais cherché les endroits érogènes de mon corps. Il est parti du principe qu’une femme est un endroit érogène dans son ensemble, et que de toute manière l’endroit le plus érogène de cet ensemble est le cerveau. Eljot a entendu parler de ce fameux point G dans le vagin de la femme, mais il l’a cherché dans mon cerveau. Et il le trouvait presque toujours.

Avec lui, je suis arrivée au bout de chaque chemin. Il m’a conduite dans des endroits si merveilleusement peccables. Certains parmi eux sont devenus sacrés pour moi. Parfois, quand on faisait l’amour, en écoutant des opéras ou de la musique de Beethoven, il me semblait qu’on ne pouvait pas être plus tendre. Comme s’il avait deux cœurs au lieu de deux poumons. Peut-être même qu’il les avait…

Il m’a donné, par exemple, une petite bouillotte en caoutchouc rouge en forme de cœur. Pas beaucoup plus grande que la paume d’une main. Mignonne. Il n’y avait que lui pour trouver un truc comme ça à Dublin. Parce qu’il n’y avait que lui pour prêter attention à ce genre de chose. Il savait que j’avais des PMS terribles avant des règles encore plus épouvantables et que je devenais alors une chipie injuste, cruelle, égoïste et méchante, que tout contrariait. Même le fait que l’Est se trouve à l’Est et l’Ouest à l’Ouest. Un jour il a traversé Dublin et l’a acheté. Cette nuit où ça faisait tellement mal, il s’est levé, l’a remplie d’eau chaude et me l’a posée sur le ventre. Mais d’abord il m’embrassait là-bas. Centimètre après centimètre. Lentement, doucement et si incroyablement tendrement. Après il me l’a posée sur le ventre et tandis que moi, émerveillée, je contemplais cette petite chose, il a commencé à embrasser et sucer mes orteils. L’un après l’autre. Un pied après l’autre. Il me regardait tout le temps dans les yeux et il embrassait mes pieds. Même si toi, tu ne vis pas des PMS[3], tu peux quand même imaginer que c’était merveilleux. Malheureusement, je n’ai vécu avec lui que trois PMS et trois règles.

Il m’a donné cette enfantine curiosité du monde. Lui, il posait des questions sur tout. Réellement comme un enfant, qui a le droit de s’interroger sur tout ce qu’il ignore. Il voulait savoir. Il m’a appris que « ne pas savoir » égale « vivre en danger ». Il s’intéressait à tout. Il remettait tout en question, il doutait de tout et il était enclin à tout croire, si seulement on arrivait à le convaincre par des faits. Je me rappelle à quel point il m’a choquée un jour, en demandant :

-          Tu crois qu’Einstein se masturbait ?

Il m’a appris, par exemple, qu’il faut céder à nos envies lorsqu’elles nous assaillent et ne rien remettre à plus tard. Comme lors d’une réception dans l’énorme maison d’un professeur de génétique très important, au cours d’une discussion très scientifique, très importante et très ennuyeuse sur « les conditionnements génétiques de la sexualité des mammifères », il s’est levé tout à coup, s’est approché de moi, s’est penché – tout le monde s’est tu en nous regardant – et a chuchoté :

-          Au premier étage de cette maison se trouve une salle de bains comme tu n’en as encore jamais vu. Je ne peux pas me concentrer sur cette discussion sur la sexualité quand je te regarde. Viens avec moi dans cette salle de bains.

Et il a ajouté :

-          Tu crois que c’est conditionné génétiquement ?

Je me suis levée docilement, nous sommes allés en haut. Il m’a appuyée sans mot dire contre un miroir en cristal de la porte de l’armoire, a laissé glisser son pantalon, a écarté mes jambes et… Et « la sexualité génétiquement conditionnée des mammifères » a pris un sens complètement différent et merveilleux. Lorsque après quelques minutes nous sommes revenus en bas et nous avons repris nos places, pendant quelques instants régnait le silence. Les femmes me regardaient d’une façon pénétrante. Les hommes ont allumé leurs cigares.

 Il m’a donné par exemple le sentiment d’être pour lui la femme la plus importante. Et que tout ce que je faisais était important pour lui. Chaque matin, même quand on dormait ensemble, il embrassait ma main pour me dire bonjour. Il ouvrait les yeux, tirait ma main de dessous la couverture et l’embrassait, en disant « Dzien dobry »[4](en polonais : bonjour) Toujours en polonais. Comme il l’a fait le premier jour, quand on nous a présenté.

Parfois, quand il se réveillait la nuit, « électrocuté par une idée » - comme il le disait- il sortait tout doucement du lit et allait travailler sur ses gènes. Il revenait à l’aube, se glissait sous la couverture pour m’embrasser la main et dire « dzien dobry ». Il pensait naïvement, que je ne le remarquais pas. Moi, je remarquais les nanosecondes sans lui.

Il était capable de venir en courant à l’Institut où j’avais mes cours et me dire qu’il aurait 10 minutes de retard pour le dîner. Pour que je ne m’inquiète pas. Tu comprends, 10 si incroyablement longues minutes…

Il m’a donné par exemple durant ces 88 jours et 16 heures plus de 50 roses, couleur pourpre. Car ce que j’aime le plus ce sont les roses pourpres. La dernière, il me l’a donnée dans cette dernière 16ième heure. Juste avant le décollage, à l’aéroport de Dublin. Sais-tu, que quand je rentrais de cet aéroport cette rose me paraissait être la chose la plus importante que quiconque ait pu m’offrir dans toute ma vie ? 

Il était mon amant et ma meilleure amie en même temps. Une chose pareille n’arrive que dans les films et encore seulement dans ceux de Californie. Moi, ça m’est arrivé réellement dans le Dublin sous la pluie. Il me donnait tout, sans rien vouloir en retour. Rien du tout. Aucune promesse, aucun voeu, aucun serment que « seulement lui et jamais personne d’autre ». Tout simplement rien. C’était son seul et monstrueux défaut. Il ne peut pas y avoir pour une femme un supplice plus grand qu’un homme si bon, si fidèle, si aimant, si unique, et qui n’attend aucune promesse. Il est tout simplement avec elle et lui donne la certitude qu’il sera là pour l’éternité. Tu as seulement peur que cette éternité – sans toutes ces promesses courantes – sera courte.

Mon éternité a duré 88 jours et 16 heures.

Dans la 17ième heure du 89ième jour j’ai commencé à l’attendre. Déjà là-bas à l’aéroport. Il est parti de la base du terminal avec un bus. Il a monté lentement l’escalier menant dans l’avion et tout en haut, juste devant l’entrée, il s’est retourné vers la terrasse de l’aéroport où je me trouvais – il savait que j’étais là – et il a posé la main droite sur son sein gauche. Il est resté comme ça pendant un moment et a regardé dans ma direction. Après il a disparu dans l’avion.

Je ne l’ai plus revu.

Les premiers trois jours de jeun ne sont rien comparés à ce que j’ai vécu pendant les trois premiers mois après son départ. Il n’a pas écrit. N’a pas téléphoné. Je savais que son avion était arrivé à Varsovie parce qu’après une semaine de silence j’ai téléphoné au bureau de LOT[5] à Londres pour me rassurer.

Il a mis tout simplement la main sur son cœur et a disparu de ma vie.

Je souffrais comme un enfant qu’on aurait mis pour une semaine à l’orphelinat et qu’on aurait oublié d’aller chercher. Il me manquait. Incroyablement. En l’aimant, je ne savais lui souhaiter rien de mal et j’en souffrais encore plus. Après un certain temps, par vengeance, j’ai arrêté d’écouter Chopin. Après, par vengeance, j’ai jeté les disques avec tous les opéras que nous avons écoutés ensemble. Après, par vengeance, je me suis mise à haïr tous les Polonais. Sauf un seul. Lui. Parce que moi, en fin de compte, je ne sais pas me venger.

Ensuite mon père a quitté ma mère. J’ai été obligée d’interrompre pendant six mois mes études et de retourner sur l’Ile pour l’aider. C’est moi que ça a aidé le plus. Sur l’Ile tout est simple. L’Ile redonne aux choses les proportions justes. Quand tu marches sur une falaise, qui était là il y a déjà 8 000 ans, beaucoup de choses que les gens sollicitent, parce qu’elles leur sont tellement importantes, perdent de leur signification.

6 mois après son départ, juste avant Noël, on m’a envoyé sur l’Ile un paquet de lettres qui m’ont été adressées à Dublin. Parmi elles j’ai trouvé une carte de Eljot. La seule et unique durant ces 12 années. Sur un papier à lettres kitsch d’un hôtel de San Diego il a écrit :

 

La seule chose, que j’ai pu faire, pour supporter cette séparation, c’était disparaître complètement de ton monde. Tu n’aurais pas été heureuse ici, avec moi. Moi, je n’aurais pas été heureux là-bas.

Nous venons d’un monde divisé.

Je ne te demande même pas de me pardonner. On ne pardonne pas ce que j’ai fait. On peut seulement oublier.

                                                                                                Oublie.

                                                                                                Jakub

P.S. Chaque fois que j’ai un peu plus de temps libre à Varsovie je vais à Zelazowa Wola[6]. Quand je suis là,  je m’assieds sur un banc dans le jardin du manoir et j’écoute de la musique. Parfois je pleure.

 

Je n’ai pas oublié. Mais cette carte m’a aidée. Même si je n’étais pas d’accord avec ça, j’ai appris comment lui, il a décidé de surmonter ce qu’il y avait entre nous. C’était la décision la plus égoïste que je connaisse, mais au moins j’ai appris qu’il avait pris une décision. J’avais au moins son « parfois je pleure ». Les femmes vivent à travers des souvenirs. Les hommes à travers ce qu’ils ont oublié.

Je suis retourné à Dublin, j’ai terminé mes études. Après, mon père a décidé que je mènerais les affaires de notre boîte familiale sur l’Ile. J’ai tenu un an. Je me suis assurée que mon père est un mec avec un quotient d’intelligence émotionnelle égal à zéro. Son QI élevé n’y changeait pas grand-chose. Pour ne pas terminer par le haïr, j’ai décidé de m’échapper de l’Ile.

Je suis allée à Londres. J’ai fait une thèse en économie à Queens Mary College, j’ai appris à jouer du piano, j’ai suivi un cours de ballet, j’ai trouvé du travail à la Bourse, j’ai écouté des opéras. Il n’y avait plus de pause qui serait plus importante que le spectacle. Ni de champagne comme ça.

Ensuite le temps des hommes insensés est arrivé. De l’un à l’autre je voulais de moins en moins m’approcher du suivant. Le comble étant, parfois, quand j’étais avec eux au lit et même quand eux « là, en bas  » m’embrassaient, moi, « là-haut » je me sentais toute seule. Parce qu’ils ne faisaient que me toucher mécaniquement avec la surface de l’épiderme de leurs lèvres ou leur langue. Tandis que Eljot… Eljot tout simplement me dévorait. Aussi avidement comme on mange la première fraise. De temps en temps il la trempait dans du champagne.

Je ne savais aimer aucun de ces hommes, qui avaient seulement de l’épiderme sur leurs lèvres.

Après deux ans de mon séjour à Londres je me suis rendue compte que je n’avais aucune amie et que la plupart de mes amis étaient homosexuels. A part le fait qu’ils ont des désirs tordus ils peuvent être des hommes pour toute une vie. J’avais la chance de rencontrer les meilleurs. Sensibles, délicats, prêtant une oreille attentive à tout ce qu’on a à dire. Ils ne sont pas obligés de faire semblant. S’ils te paient ton dîner ce n’est pas pour s’assurer le droit de t’enlever ta culotte. Et alors quoi, s’ils portent des boucles d’oreille ?

C’est carrément génial – comme dit une de mes collègues à la banque – au moins tu as la garantie que le mec sait ce qu’est la douleur et qu’il s’y connaît en bijoux.

Ensuite ma mère est partie. Personne ne sait comment  c’est arrivé. Sur le ferry, en route de l’Ile vers Calais elle est tombée par-dessus le bord. On n’a jamais retrouvé son corps. Par contre, dans un coffret dans sa chambre, on a trouvé un testament écrit exactement une semaine avant ce voyage, ainsi que son alliance, qu’elle avait coupée en deux avec une petite scie à métaux.

Après un certain temps la tristesse est devenue si grande que je n’arrivais plus à me résoudre à me lever le matin.  J’avais une dépression endogène. Ce qui m’a alors aidé le plus, c’était le Prosac. Cette petite pilule blanche et verte a quelque chose de magique en elle. Je me rappelle qu’une fois Eljot a essayé de m’expliquer la magie de l’action du Prosac. Il me l’expliquait en le comparant à un tour de cartes. Les cartes c’étaient des neurotransmetteurs en synapse.  Je ne l’ai pas compris entièrement. Mais je sais que cela fonctionne. Mon psychiatre le savait aussi.

Sais-tu que la plupart des dépressifs qui se suicident, le font justement au moment où le Prosac commence à agir et où ils sont sur le chemin de la guérison ? Dans la vraie dépression tu es tellement abattu que tu n’aies même pas suffisamment de volonté pour te couper les veines. Tu bouges ou tu restes couché comme dans du béton qui commence à se figer. Quand le Prosac commence à agir, tu trouves enfin la force de te débrouiller pour te trouver une lame et aller à la salle de bains. C’est pourquoi, ceux qui sont tout au fond de leur abîme, devraient commencer la cure de Prosac à la clinique et de préférence attachés au lit avec des ceintures en cuir. Pour ne pas pouvoir aller tout seul à la salle de bains pendant quelques jours. Mais on peut déjouer la vigilance des infirmiers et aller sur le toit de la clinique.

Après le Prosac, mon psychiatre m’a dit que je devais « faire une rétrospection pratique » et aller en Pologne. Une sorte d’expérience psychanalytique pour écourter le temps passé sur son divan.

C’était au mois de mai. J’ai atterri un dimanche. J’avais un plan détaillé de ma « rétrospection » pour toute la semaine : Varsovie, Zelazowa Wola, Cracovie, Oswiecim. Mais ce n’était qu’un plan. A Varsovie j’étais presque exclusivement dans un hôtel près d’un certain monument, où les soldats tenaient une garde permanente. Chaque matin, après le déjeuner, je commandais un taxi et j’allais à Zelazowa Wola. Je m’asseyais sur le banc près du manoir, j’écoutais du Chopin.

Parfois, je ne pleurais pas.

J’étais à Zelazowa Wola tous les jours. Sauf jeudi. Jeudi, alors que j’y allais comme tous les jours en taxi, quelqu’un a prononcé son nom à la radio. J’ai dit au chauffeur de faire demi-tour et d’aller à Wroclaw.

Au rectorat, ils ont cherché pendant une heure quelqu’un qui parlait anglais. Et quand ils l’ont enfin trouvé, une dame très gentille m’a dit qu’Eljot était parti en Allemagne et qu’il ne reviendrait sûrement pas, parce qu’ « il n’est quand même pas assez bête pour revenir ».

Comment a-t-il pu partir en Allemagne ? Après ce que les Allemands ont fait à son père au camp ?!

Cette gentille dame du rectorat ne connaissait pas son adresse. D’ailleurs je ne voulais pas l’avoir. Le même soir j’étais de retour à Varsovie. La rétrospection était terminée. Mon psychiatre avait tort. Ça ne m’a pas aidé du tout.

Est-ce que tu sais, de quel droit, de quel putain de droit, Eljot a présumé que je n’aurais pas été heureuse dans ce pays ? Parce que quoi ? Parce que les maisons sont grises, parce qu’il n’y a que du vinaigre dans les magasins, parce que les téléphones ne marchent pas, parce que le papier toilette fait défaut, parce que les verres pour boire de l’eau gazeuse sont attachés avec des chaînes rouillées ? Pourquoi il ne m’a pas demandé de quoi j’avais réellement besoin dans la vie ? De toute manière je ne téléphone pas. Je ne bois pas d’eau gazeuse et je mets du vinaigre dans tout ce que je mange, même dans les fish’n’chips[7].

Non ! Il n’a même pas pris la peine de me le demander. Lui, qui me posait des questions sur  tout, y compris sur « ce que je ressens quand le tampon imbibé de sang gonfle en moi ».

Il a posé la main sur l’un de ses deux coeurs à lui et il est parti. Et moi, je pourrais pourtant creuser les puits avec lui, si jamais il s’avérait que là, où il m’emmène, il n’y a encore pas d’eau.

Après, même le monde qui prétendument nous séparait, n’était plus divisé. Le temps est venu, où je me couchais le soir, et la nuit des pays changeaient de régime politique.

A Londres, il y avait trop de pression pour moi. Pour le supporter, il fallait être hermétique.  Autrement tout s’évapore de toi. C’est de la physique pure. Je ne savais pas être tellement étanche. C’est plus facile de « tenir le couvercle » à deux. Je ne savais pas être seule. Même quand je laissais quelqu’un s’endormir à mes côtés, il s’avérait finalement que c’était à moi de tenir les deux couvercles. A part cela, c’était plus difficile pour moi par définition. Vu que je viens de la campagne. Dublin n’y a rien changé. L’Ile était toujours une campagne. Une campagne sur la falaise. La plus belle que je connaisse.  Mais je ne voulais pas y retourner. Il s’est avéré ensuite que je n’y étais pas du tout obligé.

Un jour, après un opéra et un dîner, qui n’était rien d’autre qu’un partage accompagné du caviar des restes d’une petite banque entre deux banques plus grandes, le directeur d’une des deux grandes banques m’a demandé – j’avais été invitée en tant que jeune analyste de bourse prometteuse, ce qui, traduit en langage universellement compris à la banque, voulait dire que j’ai la plus belle poitrine dans la section des papiers de valeur – si j’habitais déjà à Notting Hill. Quand j’ai répondu, en plaisantant, que je ne pouvais pas me payer un appartement à Notting Hill, il a souri, en montrant les dents impeccablement blanches, et m’a répondu que ça changerait certainement bientôt et que de toute manière cela n’avait plus d’importance, parce que lui, il « habite toujours à côté, où que ce soit que j’habite ». Je l’ai compris à la lettre. J’ai même aimé cette réponse. Bien qu’il était français,  il parlait anglais avec un accent américain, ce qui est une exception absolue. Ce que j’ai aussi aimé chez lui, c’était que malgré son importance dans toute cette entreprise bancaire et à la différence de tous les autres, il se taisait toute la soirée. En plus de cela, il a embrassé ma main en disant bonjour. Nous sommes sortis après ce dîner ensemble.

Il habitait à Park Lane Hotel. Il était impuissant. Aucun homme après Eljot n’a était aussi tendre avec moi que lui ce soir-là. Il n’était plus là, quand je me suis réveillé, le lendemain matin, dans son lit. Après une semaine, on m’a proposé de diriger une « section stratégiquement importante de notre banque à Notting Hill ». J’ai refusé. Je lui ai téléphoné après le déjeuner et lui ai demandé s’il n’existait pas de « section stratégiquement importante » à Surrey. Surrey est comme l’Ile, sauf que ça se trouve sur la terre ferme. Le même soir, il est venu de Lyon en avion, pour me dire lors d’un dîner qu’ « il y avait évidemment une telle section, il y en avait une à partir du jour même ». Quand, après un drink au bar, nous sommes allées dans sa chambre à Park Lane il y avait le meilleur lecteur de CD qu’on puisse acheter en quelques heures à Londres. A côté, sur 4 rangées il y avait quelques centaines de CD avec de la musique classique. Quelques centaines…

Je pense qu’il m’aime. Il est délicat, sensible, il fixe mes yeux avec une telle tristesse… Il ne raffole pas de musique, mais il m’apporte tout ce qu’une assistante de la section de publicité de sa banque, dotée d’un talent musical, arrive à dénicher dans des firmes phonographiques spécialisées en production des disques de musique classique dans le monde entier. Parfois, je suis déjà en possession des disques avant qu’ils ne soient en vente dans toute l’Europe. Il est capable de venir de Lyon, me rencontrer à l’aéroport et m’emmener écouter un concert à Milan, Rome ou Vienne. Parfois nous n’allons même pas à l’hôtel après le concert. Il revient à Lyon et moi à Londres.

Pendant le concert, il n’arrête pas de serrer et d’embrasser mes mains. Je n’aime pas ça. Le concert de Karajan n’est pas un film dans un cinéma obscur. Mais je le laisse faire. C’est un homme bien.

Il ne me demande rien de spécial. Je dois seulement répéter à quel point je le désire. Rien de plus. De temps en temps il me parle de ses filles et de sa femme. Il sort son portefeuille et il me montre leurs photos. Il prend soin de moi, il est gentil. Je reçois trois fois par semaine des bouquets de fleures de sa part. Parfois elles arrivent même la nuit.

Je ne lui ai pas dit que j’aimais les roses pourpres. C’est trop personnel pour moi. Je pourrais diriger cette banque à Camberley. A partir de demain matin. Un seul coup de fil aurait suffi. Mais je ne veux pas. Je préfère être une « analyste de bourse prometteuse » et n’avoir aucune responsabilité.

Je joue de mieux en mieux du piano. Je voyage beaucoup. Je possède une vieille maison avec un jardin plein de roses pourpre à Camberley.  Quand je n’attends pas de visite de Lyon, je rencontre pendant les week-ends mes amis avec les boucles d’oreille et nous faisons les folles. Je visite l’Ile.

Je vais aussi une fois par an à Dublin pour rencontrer mes anciens camarades étudiants. Ca tombe toujours le deuxième samedi du moi de mai. A Dublin je dors à Trinity College. Pratiquement rien n’y a changé depuis qu’Eliot est parti. Mais à Trinity rien ne change depuis le XIXè siècle. La nuit du samedi, je m’enfouie des festivités et j’emprunte les couloirs pour arriver jusqu’au bureau, où il travaillait. Maintenant il y a un magasin. Mais la porte est la même. J’y reste un peu. A l’époque aussi, je venais devant cette porte. Mais une fois j’ai osé frapper. C’était une nuit un peu différente de celle d’aujourd’hui. Il y a exactement 12 ans. Son anniversaire commençait au lieu de se terminer.

Ensuite, je fais demi-tour et je m’arrête près de cette salle de cours où les lumières s’allumaient et s’éteignaient avec un grand bruit, lorsqu’il s’appuyait avec son dos contre le commutateur et moi, j’étais devant lui à genoux. On ne peut pas y entrer maintenant. Mais on peut tout voir à travers la petite vitre fêlée de la porte. Après, je retourne aux festivités et je me soûle.

Ces derniers temps, je me sens très seule. Je vais avoir un enfant. Il est grand temps d’avoir un enfant. J’ai déjà 35 ans. Et puis je veux avoir quelque chose à moi. Quelque chose que je vais aimer. Parce qu’en vérité, ce que je veux le plus dans la vie c’est aimer quelqu’un.

Il y a quelques jours, j’ai envoyé un e-mail à The Sperm Bank of New York. C’est la meilleure banque de sperme aux EU. Ils sont les plus discrets, ils font les meilleurs tests génétiques et ils ont les catalogues les plus complets. Dans un mois j’ai un rendez-vous avec leur généticien. En réalité, ce n’est qu’une formalité. Je voudrais que ce soit une fille. Je leur ai envoyé mon profil. Tu ne peux pas imaginer combien de donneurs ont un QI supérieur à 140 ! En plus, le donneur doit provenir d’un « entourage musicalement doué », avoir fait une thèse et venir d’Europe. Ils m’ont envoyé une liste avec 300 noms des donneurs. J’ai choisi seulement ceux avec des noms polonais.

Je me demandais quelle était la vraie couleur des yeux d’Eliot. Il me disait qu’ils sont gris. Moi je les voyais toujours verts. Quand j’ai choisi les yeux verts et que j’ai ajouté une thèse ès sciences, il n’est resté que 4 donneurs. J’opterai définitivement pour l’un d’eux après une conversation avec le généticien de New York.

Le jour se lève. Aujourd’hui on est dimanche. Le 30 avril. C’est une journée particulière. Pour ce jour-là, j’ai deux verres spéciaux. Mais c’est seulement pour la soirée. Le soir, j’écouterai la «Bohème» de Puccini, j’allumerai le cigare que j’ai apporté de Dublin et je boirai du très bon champagne. Pendant la pause entre le premier et le deuxième acte.

Je boirai aussi dans ton verre. Bon anniversaire, Eliot…

                                                                                                                        Jennifer

 

P.S. Quand j’aurai ma fille elle s’appellera Laura Jane.

 

ELLE : Ils arrivaient à Francfort sur Oder. Elle tendit la main pour prendre la bouteille d’eau minérale. Elle le regarda. Son ordinateur restait branché sur ses genoux, et lui, il était assis avec la main droite serrée contre son cœur et fixait la fenêtre. Ça lui arrivait, à elle aussi, de fixer des choses d’un regard absent, quand elle réfléchissait profondément sur quelque chose. Les paupières ne tombaient pas, les pupilles s’agrandissaient et demeuraient immobiles. Concentrées sur un point. C’était exactement ce qui lui arrivait. Ce n’était pas naturel. Cette main sur le cœur et ces yeux immobiles. Son visage exprimait de la tristesse. Presque de la douleur.

            Tout à coup quelqu’un ouvrit la porte. Un homme assez âgé passa sa tête dans le compartiment et lut à haute voix les numéros des places. Il s’adressa enfin à lui :

-Est-ce que vous aussi, vous avez une réservation pour cette place ?

Il ne réagit pas. L’homme âgé reposa la question et quand il ne réagissait toujours pas il osa toucher son bras.

-          Excusez-moi, Monsieur, mais est-ce que vous avez une réservation pour cette place ?

Il avait l’air de quelqu’un réveillé du coma. Il se leva tout de suite, en laissant sa place au vieillard.

-          Non. Je n’ai aucune réservation. Je n’ai même pas de billet. C’est certainement votre place.

Il débrancha son ordinateur et le remit dans son sac en cuir. Tout doucement, en faisant attention de ne bousculer personne, il prit sa valise du porte-bagages et la posa par terre. Il la fit rouler sur le couloir du wagon. Il mis le sac en cuir sur son bras. Il enleva sa veste du crochet et la mit sur le sac de l’ordinateur. Il se retourna vers l’intérieur du compartiment et la regarda tristement. Il dit au revoir à tout le monde dans le compartiment, en polonais et en allemand, et sortit. Elle ne le revit plus.  

 

 

  Visitor #



[1] Wojaczek Rafal, 1945-1971, poète polonais. Dans son lyrisme il tentait d’atteindre une franchise d’expression maximale avec des métaphores extraordinaires et drastiques. (Les notes sont du traducteur.)

[2] En polonais la lettre « j » est lue comme [iot].

[3] En anglais dans le texte : Premenstrual syndrome.

[4] En polonais dans le texte : Bonjour.

[5] LOT – compagnie aérienne polonaise

[6] Lieu de naissance de Frédéric Chopin.

[7] En anglais dans le texte.